Résidence Délos

Invité

Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue,
Où par les longues nuits la girouette s'enroue,
Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
(Charles Baudelaire, Brumes et Pluies)

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Il est de petites villes de province, aux Amériques ou ailleurs, où le Soleil fait chantonner joyeusement ses rayons paisibles sur la mousse généreuse qui couvre, manteau cotonneux de la végétation bienfaitrice, les pierres timides, et pâles, et anciennes, des vastes demeures des anciens temps ; parfois aux fenêtres le visage innocent de l'enfant, les ondulations bienveillantes de la sage vieillesse, portent dans leurs regards riants les germes du bonheur tranquille.

Et puis il y a le Val des Ombres. L'alignement froid et méthodique de grandes maisons, parfois opulentes, parfois sinistres, souvent opulentes et sinistres. Là, les voisins vous saluent d'un air morne, l'arme au flanc, le flanc blindé, le regard mauvais. Là, les scouts disparaissent lorsqu'ils tentent de vendre des chocolats, le facteur se fait dévorer par les chiens dressés et l'asphalte est fait de grands-mères écrasées.

Parmi ces sympathiques maisons aux frontons aussi accueillants d'une nécropole mongole le jour de la fête des morts se dresse une résidence qui passe les autres en étendue et en majesté. Au bout d'une rue résidentielle qui se compose essentiellement de villas cernées par des grillages, des murs et des haies carnivores, la Résidence Délos domine le quartier.

Il y a quelques années se dressait à l'actuel emplacement de la Résidence une généreuse forêt, où gambadaient joyeusement des faons et des lapins, aux museaux frétillants et aux regards humides. Puis la Duchesse acheta le tout, fit venir des bulldozers, des engins de construction, et rasa une partie de la forêt, montant pour l'occasion un commerce temporaire de gibiers, jambons ou saucissons.

A présent, la Résidence Délos se compose d'un manoir immense, d'un parc qui ne l'est pas moins et d'une forêt privée, au cœur de laquelle se trouve une autre maison, secrètement nichée au milieu des arbres sombres et inquiétants. Le tout est entouré d'un haut mur couvert d'une rangée de haies venimeuses, surveillé par de multiples caméras. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des gardes patrouillent dans le parc, surveillent la grille du portail et l'entrée de la maison. La nuit, on lâche les chiens.

Le manoir s'étend sur trois étages, deux à la surface et un en sous-sol. D'aspect classique, sobre si ce n'est austère, il présente au rez-de-chaussée des salons de réception, une salle à dîner, une salle de cérémonie et une salle de bal, ainsi que les appartements des domestiques et les cuisines, cachés aux regards. Le tout est décoré avec ce faste discret qui témoigne du bon goût à la française.

L'étage est composé d'une succession de quarante chambres, confortables à souhait, pourvues chacune d'une salle de bain. L'aile Est est réservée à la maîtresse de la Résidence, constituant ses appartements, chambres et bureau officiel. C'est là que sont reçus les invités de marque pour traiter des affaires importantes et publiques de la Duchesse de la Croix du Parnasse.

Au sous-sol, une toute autre affaire. Des salles d'entraînement au combat et au tir, un bureau de haute technologie abritant les informations sensibles, une armurerie, un laboratoire de conception d'explosifs et de poisons, et divers véhicules, le tout habité par la trentaine d'hommes qui constitue la troupe permanente et personnelle de la Duchesse.

Le parc, quant à lui, est dépourvu de piscine. Il s'agit d'une étendue herbeuse, soigneusement entretenue, avec ses massifs de fleurs, ses allées de promenade, son jardin botanique, sa piste d'hélicoptère et autres menues commodités qui rendent la vie moins insoutenable à la Duchesse. Parfois, cette dernière y donne des réceptions.

La forêt est aussi hostile que possible. Sombre à toute heure de la nuit ou de la journée, personne ne s'y aventure vraiment, excepté lorsque la Duchesse souhaite se retirer dans sa demeure ultra-secrète, où se trouvent ses plans les plus sensibles, et ses projets au long terme. Les rumeurs prétendent qu'elle a volontairement fait infester la forêt de toute sorte de plantes et d'animaux dangereux.

Pour pénétrer dans la Résidence Délos et espérer voir la Duchesse, il faut soit avoir été invité, soit se présenter à la grille, sous le regard inquisiteur des gardes dont un préviendra l'illustre criminelle, qui décidera si, oui ou non, elle juge bon de recevoir le visiteur. Dans le cas contraire, ce dernier est aimablement mais fermement escorté vers la sortie.

Pour les intrusions, il est bon de savoir que la Résidence Délos fournit régulièrement les hôpitaux de médecine et les centres d'expérimentation en cadavres frais. A bon entendeur, salut.